Extrait des « Mystères de Bruxelles », Suau de Varennes, 1844 (11 ans avant la création de la place du Jeu de Balle et 22 ans avant que soit posée la première pierre du Palais de justice). On y retrouve, toutes proportions gardées, un discours encore tenu aujourd’hui sur ce quartier et les modes de vie de ses habitants.
A partir de la rue de l’Épée et de la rue du Miroir jusqu’à la Porte de Hal, la rue Haute est coupée à droite et à gauche par une infinité d’autres petites rues étroites, tortueuses, immondes, qui forment différents quartiers, confondus généralement sous la dénomination de quartier des Marolles.
L’imagination la plus sombre créerait avec peine un tableau plus repoussant que celui offert par l’ensemble de ce quartier.
On dirait que de chaque côté des rues les maisons sans nivellement, basses, affaissées, s’enfoncent dans un bourbier infect, tant les chaussées sont malpropres, fangeuses et mal pavées.
Les égouts sont inconnus au milieu de ces étranges demeures, de sorte que les eaux, privées d’écoulement, y croupissent et exhalent des miasmes pestilentiels, morbifiques, qui empoisonnent l’air, dont la circulation est devenue impossible au milieu de cet amas de constructions ignobles, entassées les unes sur les autres.
Les ruelles, les passages, les cours et les impasses sont encombrés par des tas de fumier et d’immondices fétides, autour desquels les eaux pluviales et de lessive forment des mares stagnantes, noirâtres, méphitiques, dont les produits liquoreux s’infiltrent dans le sol d’où s’échappent incessamment des émanations épaisses et fiévreuses.
Aussi la population nombreuse qui pullule et fourmille au milieu de ces rues infectes parait-elle arrivée à l’état complet de crétinisme.
Les hommes au visage hâve et famélique, d’une vieillesse précoce, quoiqu’à la fleur de l’âge, s’y traînent sous des vêtements en lambeaux recouverts de saletés, jetant autour d’eux une odeur fade et nauséabonde, odeur d’ordure, odeur d’exsudations maladives.
Les femmes en guenilles, débraillées, les cheveux ternes et en désordre, les joues décharnées, les pommettes saillantes, le teint pâle, chlorétique, s’y tiennent accroupies sur le seuil des portes.
Quant aux enfants, ils se roulent et s’ébattent sans force, sans joie, sans sourire au milieu des bâillements de la faim et des contorsions de la souffrance.
Les uns ont le ventre gros, et les membres émaciés ; les autres, maigres, chétifs, ont la colonne vertébrale recourbée, presque tous ont le cou couturé, ou garni de glandes, les doigts ulcérés et les os gonflés et ramollis, leur ventre morbide sert de pâture aux insectes de toute nature.
Voila pour l’extérieur.
On pénètre à l’intérieur de ces masures par des trous voûtés de quatre à cinq pieds de haut. Chaque chambre est un taudis de six à huit pieds carrés environ, qui ne reçoit le jour et l’air que par une ouverture garnie de châssis à vitres noires, enfumées, et souvent remplacées par des morceaux de papier jaune et huileux.
Quelquefois deux familles, chacune de sept à huit membres, grouillent pêle-mêle dans une seule de ces chambres, au milieu de quelques poteries brisées et de vieux meubles gras et vermoulus.
La cour de service, pour toutes les familles d’une même maison est un cloaque impur, rempli de pourriture et d’immondices de toutes sortes.
A peine si l’épaisse obscurité permet d’apercevoir à droite le trou aux cendres, à gauche, le trou à d’autres ordures! au milieu le trou aux eaux grasses et ménagères.
La puanteur qui s’en exhale est telle, qu’il serait impossible aux personnes qui n’y sont pas habituées, d’y demeurer quelques minutes sans tomber asphyxiées.
Beaucoup de ces maisons contiennent plusieurs chambres où s’offrent les spectacles les plus hideux, où s’accomplissent les mystères les plus dégoûtants.
Ici une mère, jeune encore, pauvre créature déshéritée, dans un état presque complet de nudité, sans nourriture, sans feu, le sein desséché par la fièvre et la misère, presse son enfant entre ses bras amaigris, cherchant à communiquer un reste de chaleur à ce pauvre malheureux qui expire sur ses lèvres.
Là un père de famille gît sur un tas de chiffons, en proie à des chaleurs putrides, privé de tous secours et de tous remèdes ; le cadavre déjà glacé de sa femme est étendu à ses pieds, ses enfants haves, décharnés, brûlants de soif, dévorés par la faim se traînent à ses côtés, en poussant des cris plaintifs qui n’obtiennent de leur père qu’un regard de désespoir.
Plus loin, père, mère, vieillards, adultes et enfants des deux sexes, tous ivres de genièvre ou d’eau-de-vie de grains, se pressent et s’entassent sur le même grabat…
Ici nous nous arrêtons devant une peinture que notre plume se refuse à retracer.
Et n’est-on pas saisi d’indignation quand on songe qu’un pareil quartier existe non loin d’autres demeures élégantes, somptueuses, dont les habitants nagent au milieu du luxe et de l’abondance!
N’est-ce pas à désespérer de la société et de ses lois que de les voir tolérer, protéger même, l’infâme cupidité de ces propriétaires plus infâmes encore, qui ont créé et maintiennent cet enfer terrestre dont la mort, les vices et le crime se disputent l’empire.
Mais que l’on y prenne garde ! Le châtiment de tant d’insouciance et de sécheresse devant tant de misères et d’horreurs n’est peut-être pas éloignée.
Ces antres empestées sur lesquels l’égoïsme jette à peine un regard de dédain et de dégoût, ne semblent-il pas ouvrir leurs bras à l’épidémie? — que cette louve vorace vienne à s’y jeter, et dans sa rage aveugle elle ne tardera pas à se précipiter au milieu des demeures splendides et dorées ; alors la mort, agitant son squelette en signe de joie, viendra également s’asseoir implacable, terrible, au chevet du pauvre et à celui du riche.
En vérité, ne dirait-on pas qu’une sorte de fatalité, qu’une puissance occulte ait voulu que tout fût triste et lugubre dans le quartier maudit dont nous venons d’essayer de donner une faible peinture ?
Les désignations des rues ne portent-elles pas elles-mêmes le cachet de sa hideuse excentricité?
Ne frissonne-t-on pas involontairement en prononçant ces noms de : rue des Rats,— rue du Faucon ,— rue du Bout du Monde, — Allée des Prêtres, — rue de l’Epée, — rue des Vers, — rue du Renard, et tant d’autres non moins sombres.
Et maintenant que notre faible voix doit se borner à dire notre vœu et notre espérance de voir bientôt tant de maux et tant d’horreurs disparaître sous des mesures éclairées et charitables, poursuivons notre récit. (…)